Ce 1er septembre 2025, à Tianjin, le président Xi Jinping a prononcé un discours à l’occasion de la Réunion « Organisation de coopération de Shanghai Plus ». Il s’agit d’un texte qui s’inscrit dans une séquence hautement symbolique : le 80e anniversaire de la victoire de la Guerre mondiale antifasciste et de la fondation des Nations unies. Cette double mémoire est invoquée non pas comme une simple commémoration, mais comme une matrice réflexive : comment tirer des guerres passées une boussole pour affronter les bouleversements du présent ?
Nous vivons, dit le président Xi, une époque paradoxale : la paix et la coopération demeurent l’aspiration universelle, mais l’hégémonisme, les logiques de guerre froide et les nouveaux défis globaux s’imposent avec une intensité croissante. Ainsi, le discours situe le monde à un carrefour de la gouvernance : ou bien l’on retombe dans les logiques de puissance et de fragmentation, ou bien l’on invente une gouvernance mondiale plus équitable, plus intelligente, plus humaine.
Bandung comme préfiguration
Ce message s’inscrit dans une longue généalogie. La conférence de Bandung (1955), qui rassembla les pays nouvellement indépendants d’Asie et d’Afrique, portait déjà les germes de cette vision. Elle affirmait le refus de l’alignement, la dignité souveraine et l’égalité entre les nations, et posait les bases d’une coopération Sud-Sud avant même que le terme n’existe.
À Bandung, la parole était celle de la résistance face aux blocs hégémoniques ; à Tianjin, elle devient proposition systémique : Bandung proclamait le droit à l’existence, Tianjin propose des instruments de gouvernance globale (coopération énergétique, santé, intelligence artificielle, éducation). Ce fil historique souligne la longévité d’une vision de la pluralité : sortir du face-à-face Est/Ouest pour penser un monde polycentrique, capable d’intégrer la diversité comme force.
Cinq principes : un cadre normatif pour une gouvernance équitable
L’Initiative pour la gouvernance mondiale proposée par le président Xi repose sur cinq piliers :
1. Égalité souveraine : dépasser les hiérarchies implicites entre « grands » et « petits » États.
2. Primauté du droit international : refuser les « doubles standards » et l’imposition de règles particulières.
3. Multilatéralisme effectif : redonner aux Nations unies une centralité vécue et non symbolique.
4. Primat de l’humain : replacer les peuples au cœur du système, combler les fractures Nord-Sud.
5. Orientation vers l’action : éviter la fragmentation en produisant des résultats concrets et visibles.
Ce cadre esquisse une philosophie de la gouvernance, où l’universalité des principes doit s’articuler à la matérialité des résultats.
Références philosophiques chinoises : un horizon souvent méconnu
Le discours de Xi Jinping, comme toujours, mobilise des références culturelles et philosophiques qui échappent souvent aux lecteurs occidentaux. Par exemple, la citation « 执大象,天下往 » (tirée du Dao De Jing) peut être traduite par : « Qui saisit le grand principe attire le monde entier. » Elle exprime l’idée qu’un pouvoir véritable ne s’impose pas par la force mais par l’adhésion qu’il suscite, en incarnant l’ordre juste et harmonieux.
De même, la notion de « communauté de destin pour l’humanité » s’enracine dans une longue tradition confucéenne et bouddhique de l’interdépendance : l’idée que l’humain n’existe qu’en relation, et que le destin des peuples est indissociable. Cette vision contraste avec la tradition occidentale, davantage centrée sur l’individu souverain et le contrat social.
Enfin, la référence récurrente à « l’esprit de Shanghai » (互信, 互利, 平等, 协商, 尊重多样文明, 谋求共同发展) n’est pas un slogan, mais une éthique relationnelle : confiance, bénéfice mutuel, égalité, consultation, respect de la diversité des civilisations, quête d’un développement partagé. C’est une matrice de gouvernance où la pluralité n’est pas un obstacle mais une richesse.
Le changement d’époque : de la puissance au soin
Si l’on compare ce texte aux grands discours du XXe siècle sur l’ordre mondial (Roosevelt et la Charte de l’Atlantique, Churchill et l’ONU naissante, De Gaulle et son appel à l’indépendance), on perçoit un glissement. Là où la gouvernance mondiale était pensée en termes de puissance régulatrice, le président Xi propose une vision plus proche de l’éthique du soin : soigner les inégalités de développement, guérir les blessures sanitaires, prévenir les fractures culturelles.
L’intelligence de la gouvernance se mesure moins à la capacité d’imposer qu’à celle de réparer, anticiper et relier.
Une ouverture philosophique : penser la gouvernance intelligente
Ce discours nous invite à poser une question : qu’est-ce qu’une gouvernance intelligente ?
- Elle ne peut être seulement numérique ou technologique, bien que l’intelligence artificielle et la coopération scientifique soient convoquées.
- Elle ne peut se réduire à la rationalité instrumentale des calculs stratégiques.
- Elle doit articuler mémoire et futur, principes et actions, pluralité et unité.
Une gouvernance intelligente, dans ce sens, est une gouvernance réflexive : consciente de ses limites, de l’interdépendance des peuples, et de la nécessité d’inventer des récits communs.
Un appel à l’éthique globale
Le discours de Tianjin n’est pas seulement une feuille de route pour l’Organisation de coopération de Shanghai. Il s’inscrit dans la quête d’un nouvel équilibre philosophique de la gouvernance mondiale. De Bandung à Tianjin, on retrouve la persistance d’un même horizon : faire advenir un ordre mondial où l’égalité des nations et la dignité des peuples constituent la norme.
Dans un monde traversé par des bouleversements climatiques, technologiques et géopolitiques, l’appel à conjuguer égalité, droit, multilatéralisme, humanité et action résonne comme une tentative de dessiner une gouvernance du XXIe siècle. Une gouvernance qui ne soit pas seulement rationnelle, mais intelligente au sens fort : capable de soin, de mémoire et d’invention partagée.
*SONIA BRESSLER est philosophe et fondatrice de la Route de la Soie – Éditions.