
C’est dans sa cuisine, à côté du poêle à bois, que Ken Guofang, 91 ans, nous raconte son histoire. Elle fait partie des femmes au visage tatoué de l’ethnie derung.
Elle ne parle pas le mandarin ; un jeune du village lui sert d’interprète. La fumée du feu de bois lui fait monter les larmes aux yeux, mais elle ne se donne pas la peine de les essuyer.
« Je me suis fait tatouer le visage à un âge où j’étais trop jeune pour me souvenir de quoi que ce soit. C’est ma mère qui a décidé. Elle disait que c’était la tradition chez les femmes derung », raconte Mme Ken.
Des souvenirs qui s’estompent
Mme Ken est l’une des vingt dernières femmes au visage tatoué de l’ethnie derung. Elle est aussi la dernière de sa famille à s’être fait tatouer. Cette tradition, de moins en moins suivie par les jeunes femmes, finira par disparaître.
C’est une tradition unique, propre à l’ethnie derung. La majorité de la population derung vit dans le canton de Dulongjiang, une région enclavée dans les montagnes qui bordent le Myanmar, dans la province du Yunnan, au sud-ouest de la Chine. Jusqu’en 1999, il n’y avait pas de route pour y accéder.
En 1961, un film documentaire sur l’ethnie derung a montré pour la première fois des femmes au visage tatoué. Li Yongying, qui, à cette époque, venait de se faire tatouer le visage apparaît dans le documentaire.
Lors d’une interview avec la Télévision centrale de Chine (CCTV) vers 2010, Mme Li raconte : « Ils filmaient un mariage dans notre bourg et avaient besoin de quelqu’un pour faire la demoiselle d’honneur. Je pense que j’ai été choisie à cause de mon tatouage facial. »
Rares sont les femmes derung qui se sont fait tatouer le visage après les années 1960. Dong Chunlian, née en 1957, s’est fait tatouer en 1970 à l’âge de 13 ans. Elle est la dernière femme de l’ethnie derung à s’être fait tatouer le visage.
« Ça fait très mal et je ne pouvais pas arrêter de pleurer. Ça a pris presque toute une journée, depuis tôt le matin et jusqu’en fin d’après-midi. Je n’ai pas pu mâcher d’aliment pendant presque deux semaines », confie-t-elle.
En 2004, Wang Qingyuan, un tatoueur de Beijing qui avait entendu parler de cette tradition, a décidé de se rendre à Dulongjiang pour rencontrer ces femmes. Quand il est arrivé, l’accès au bourg était bloqué par la neige. Avec son équipe, il a dû s’arrêter au chef-lieu du district de Gongshan.
« Heureusement, à l’époque il y avait quelques femmes au visage tatoué habitant au chef-lieu du district et j’ai pu les rencontrer », déclare par la suite M. Wang.
La première fois qu’il a vu une femme tatouée, M. Wang a tout de suite été fasciné. Faisant partie de la première génération de tatoueurs de la Chine contemporaine, il a longtemps cherché des traces historiques de la pratique du tatouage et ces femmes qu’il rencontrait en chair et en os étaient la preuve vivante que les tatouages existaient depuis longtemps en Chine.
À cette époque, la route menant au canton existait déjà, mais elle n’était pas encore bitumée et restait relativement dangereuse avec de fréquents glissements de terrain. Très peu de femmes au visage tatoué se sont aventurées hors du canton de Dulongjiang.
En 2007, M. Wang est retourné dans cette région, mieux préparé. Accompagné d’un groupe d’hommes à cheval, il a finalement réussi à atteindre le canton de Dulongjiang. À cette époque, il restait encore 48 femmes au visage tatoué. Il s’est entretenu avec 47 d’entre elles. Il a filmé chacune des interviews. La dernière, en raison d’un accident dans sa famille, n’avait pas pu se présenter à l’interview. M. Wang le regrette encore.
Michael McCabe, anthropologue américain spécialiste de l’art du tatouage, a rédigé ensuite un article de 14 pages intitulé « Tattoed Women of Yunnan China », qui a été publié en 2008 dans une revue américaine importante spécialisée sur le tatouage : Skin & Ink. Pour cet article qui, selon M. McCabe était à cette date le plus long article jamais consacré à ces femmes dans les médias occidentaux, la revue a sorti un numéro spécial.
Cet article a fait sensation dans le monde du tatouage en Occident. M. McCabe est en fait un ami de M. Wang. Il a fait partie de l’équipe qui a tenté d’atteindre le bourg en 2004. Mais il n’a pas participé aux interviews de 2007.

Une mystérieuse tradition
Pour réaliser les tatouages, le tatoueur utilisait les épines d’une plante locale, et la couleur était fabriquée à partir d’un mélange d’eau et de cendres de pin brûlé.
Le tatoueur commençait par dessiner les motifs sur le visage de la jeune fille puis il tapait sur l’épine avec un petit bâton de bois afin qu’elle transperce légèrement la peau. Une fois tatouée, la jeune fille gardait le visage enflé pendant plus d’une semaine.
Les motifs des tatouages étaient généralement similaires, composés de lignes droites, de zigzags et de points. « Certains disent que les motifs ressemblent à des papillons, mais je pense que c’est juste le côté symétrique qui rappelle les papillons », raconte M. Wang.
Quant à Qi Nai, un tatoueur derung, il confie lors d’une interview avec CCTV : « Je ne crois pas que ces motifs aient un sens. » M. Qi lui-même arborait un tatouage facial. Il est décédé en 2014 et a tatoué quatre femmes.
La raison pour laquelle ces femmes se faisaient tatouer le visage est encore sujet à débats. Certains disent que cela servait à rendre les femmes moins attirantes et à éviter qu’elles ne se fassent enlever par des groupes ethniques plus forts, d’autres affirment que c’était un symbole de l’ethnie derung. Et certains pensent que c’était lié à une croyance derung selon laquelle l’âme d’une femme ne pouvait quitter son corps, si celle-ci n’avait pas le visage tatoué au moment de sa mort.
M. Wang penche plutôt pour la première explication. « L’ethnie derung était une ethnie plutôt faible autrefois et ses membres étaient souvent victimes des membres d’autres groupes ethniques comme les Tibétains ou les Lisu. C’était leur façon de protéger les femmes contre les enlèvements. Pour moi, le tatouage facial est une tradition qui fait état d’une certaine misère », explique-t-il.
M. McCabe, lui, voit les choses différemment. « Il y a une autre possibilité. Ça pouvait aussi être un moyen d’empêcher les femmes de quitter leurs terres, une façon de les contrôler », déclare-t-il.
C’est peut-être vrai. Mais pas pour Mme Dong. Car c’est justement parce qu’elle est la dernière femme derung à porter un tatouage facial qu’elle a eu l’opportunité de voir le monde extérieur et de ne pas rester cloîtrée dans son village natal.
En 2000, en tant que représentante de l’ethnie derung, elle s’est rendu à Taiwan dans le cadre d’un échange culturel. Depuis, pour les mêmes raisons, elle a pu voyager dans de nombreux endroits en Chine. En 2017, le Yunnan Nationalities Village situé à Kunming, capitale du Yunnan, l’a recrutée pour qu’elle fasse découvrir aux touristes la vie du peuple derung.
Elle est aujourd’hui installée à Kunming avec sa famille. Contrairement à beaucoup de femmes tatouées qui ne parlent que leur langue maternelle, Elle parle également le mandarin. En 2015, lorsque le président Xi Jinping s’est rendu dans le Yunnan, elle a été choisie comme représentante pour parler avec lui.
Li Wenshi, 75 ans, fait également partie des représentantes qui ont rencontré Xi Jinping. Elle s’est fait tatouer à l’âge de 11 ans.
Elle affirme : « Notre vie a radicalement changé comparée à autrefois. » Sur une récente photo prise par un photographe de l’agence de presse Xinhua, Mme Li, vêtue d’un sweater, sourire aux lèvres, se promène avec son petit-fils dans le village.
« À l’époque où je me suis fait tatouer le visage, toutes les femmes derung étaient tatouées, raconte-t-elle. Si tu n’étais pas tatouée, tu te sentais mal à l’aise, un peu comme un extraterrestre. Aujourd’hui, aucune jeune fille n’accepterait ça. Après notre mort, la tradition disparaîtra. »
*YUAN YUAN est journaliste de Beijing Information.